Maroc post-Covid : Ceux qui font vos nuits se mettent à table
Voilà 3 mois que nous sommes chez nous, que nous dansons dans nos salons grâce aux Dj stream, que nous nous demandons comment sera la ‘reprise’ et quel visage elle prendra.
Le doute plane toujours sur le monde de la nuit. Quand est-ce que les clubs ouvriront, qu’en est-il des festivals ? Masqués ? Avec distances? Quelle capacité?
Toutes ces questions vous êtes nombreux à vous les poser, la majorité d’entre vous se dit ‘contre’ les distances sociales dans le milieu de la nuit, d’autres n’attendent qu’une chose danser et peu importe si c’est à deux mètres les uns des autres.
L’industrie a été mise à mal pendant cette crise, les promoteurs, les collectifs, les bars, les clubs, les djs indépendants, tout cet écosystème est touché de plein fouet et doit se reconstruire.
A l’approche du déconfinement, nous avons posé ces questions à ceux qui fabriquent les plus grands évènements électroniques du Maroc.
Marjana Jaidi, fondatrice d’Oasis Festival - Nick Griffiths, co-fondateur de Beat Hotel - Amine Hafiani, co-fondateur de Escape Party et Blended Production - Kacem Taoufiki, co-fondateur de Origins Festival - Reda Kadmiri à la tête de Swell Productions (Atlas Electronique, Moga Festival).
Raconte-nous ta dernière annulation, comment as-tu vécu cette épreuve ? Quel est l’impact sur tes investissements ?
Marjana Jaidi: C’était difficile car je ne savais pas quoi faire, même en plein milieu de la pandémie les gens continuaient d’acheter des tickets, les festivaliers avaient de l’espoir.
Je me demandais - Est-ce que les gens vont comprendre notre décision? Est-ce que les artistes vont comprendre? Mais tout le monde a été compréhensif. Le pire scénario c’est qu’on investisse et qu’on sollicite les équipes, que les festivaliers prennent leurs tickets et qu’en août, on nous dise “stop”.
Même si le festival aurait eu lieu j’avais peur que les gens soient déçus. Il était plus sage d’annuler et même de manière précoce. On a proposé des “refunds” (remboursements), la moitié des gens ont gardé leur ticket pour l’année prochaine, d’autres se sont fait remboursés. Au final c’était la bonne décision à prendre.
Nick Griffiths: L’annulation a été vraiment difficile. Si proche de l’événement, cela a été très problématique pour tout le monde, pour les festivaliers, qui venaient de l’étranger, pour les artistes, les agents et bien sûr notre équipe qui a travaillé sur l’événement pendant un an. Tout le monde l’a vécu comme un immense sentiment de déception et d’injustice, mais bien sûr, on ne peut en vouloir à personne, c’était imprévisible.
On surveillait le coronavirus depuis début février mais quand le gouvernement marocain a interdit les rassemblements de masse et les événements avec les gens venant de l’étranger, la décision était sans équivoque, nous n’avions plus le choix. A partir de là, tout s’est passé très vite, nous avons dû gérer cette crise à la minute. Cela a été une expérience très intense pour tout le monde, mais heureusement qu’on a une équipe soudée et professionnelle.
Kacem Taoufiki: Origins n’est pas annulé mais reporté. Les artistes sont déjà payés. On garde le même line up. On a perdu de l’argent niveau campagne de communication notamment à l’étranger, et on a perdu la clientèle étrangère sur laquelle on comptait.
Reda Kadmiri: Le dernier week-end avant le confinement, on était sur l’ouverture d’un resto et club à Essaouira. Minute par minute on voyait les instructions changer. Plus les heures avançaient, plus les restrictions se dessinaient et en même temps le resto ouvrait, des gens sont venus masqués, malheureusement on a pas pu ouvrir le club. On est les premiers à arrêter et on sera les derniers à recommencer.
Amine Hafiani: On a failli se faire avoir. Mais on a eu de la chance, on avait pas encore envoyé de cachets donc pas de perte de notre côté.
Suite au Corona virus, penses-tu que le public sera méfiant ? Faire la fête comme avant, ça te semble envisageable ?
Reda: L’envie sera là mais il va falloir s’adapter. L’avantage de l’être humain est sa capacité à oublier, si la situation sanitaire s’améliore je pense qu’au final c’est dans notre ADN de vouloir se retrouver. Certains changements sont positifs, on va s’orienter vers des concepts en plein air, des espaces ouverts, je suis positif pour cette sortie.
Amine: Le public marocain est là, il a hâte.
Marjana: C’est important que les gens aient de l’espoir. On va pouvoir re-danser comme avant un jour Inch'Allah!
Kacem: Beaucoup de monde me contacte, les gens sont prêts à faire la fête.
Nick: Même si les gens veulent que les choses reviennent à la normale, et que tout le monde à besoin de danser après ça, je pense que les événements vont être différents encore pendant un moment. Les gens seront naturellement plus prudents et plus méfiants quand il s’agit de foules ou d’espaces clos. L'idée de danser dans un club me semble lointaine à l’heure actuelle, mais les humains ont trouvé un moyen de se rassembler et de danser depuis l’époque des cavernes, donc je suis sûr que les choses vont finir par revenir à la normale. Au moins au Maroc, il est possible de danser en plein air, c’est un réel plus.
Que faire pour que le public soit à l’aise? Penses-tu que nous pouvons instaurer des distances ? Sortir en club, imaginable ?
Marjana: Pour Oasis c’est trop tôt pour se prononcer. Pour nous c’est la sécurité d’abord, depuis le début on vend du gel hydroalcoolique. On verra dans un an, est-ce qu’il y a un vaccin ? Peut-on faire des tests à résultats rapides ? Instaurer des distances c’est plus facile quand tu as une scène. Pour nous, avec les allées au Fellah ça serait un peu plus difficile.
Si on doit faire un événement avec distance, on le fera mais ça ne serait pas le même évènement. Si on doit diminuer la capacité, on ne pourra pas booker les mêmes artistes. L’année prochaine on sera en mesure de comprendre quelles seront nos obligations et de s’adapter.
Nick: Nous travaillons sur un format qui espérons-le, réponde aux préoccupations que le public peut avoir aujourd’hui. En fin de compte, notre but est toujours de mettre en place un événement où les gens se sentent assez à l’aise pour passer un bon moment, nous sommes obsédés par les détails qui vont rendre cela possible. Pour l’instant, on a l’impression que la capacité sera l’une des principales choses sur lesquelles s’adapter, mais la situation change quotidiennement, donc on suit l’évolution au fur et à mesure que nous organisons l’évènement pour l’année prochaine.
Reda: Forcément, nouveaux concepts, en phase avec cette nouvelle réalité. Notre rôle maintenant c’est de se tenir au courant de l’évolution et de s’adapter. Est-ce qu’on sera demain dans un club bondé de personnes, je n’y crois pas. On doit choisir des lieux nouveaux, des concepts qui peuvent fonctionner avec des restrictions qui seront les nôtres.
Amine: Si on nous impose une distanciation je pense que le public ne sera pas assez discipliné. Mon public n’est pas du bétail je ne veux pas offrir ça. Je préfère me reconvertir plutôt que de d’obliger le public à se déplacer selon un sens de circulation.
Kacem: Faire la fête avec un masque pour moi, ça ne colle pas à l’esprit de la fête.
Quel type de soirée pensez-vous organiser ? Allez-vous réinventer vos évènements ? Y a-t-il de nouvelles alternatives ?
Amine: A nous de nous entendre en interne, je pense qu’une communication dans le milieu est primordiale. Nous sommes ensemble.
Marjana: On est sur cette dynamique depuis toujours, chaque année on réfléchit aux quotas. Est-ce qu’on a assez de femmes artistes ? Est-ce qu’on a un taux de LGBQ ? Depuis le Covid les valeurs des gens ont changé sensiblement, c’est positif. À Oasis, on pense écologie depuis l’année dernière, d’où nos navettes gratuites qui incitent à aller à plusieurs dans un seul véhicule.
Quel trajet on veut prendre sur le long terme ? Où est-ce qu’on veut aller ? Où peut on évoluer ? Là j’ai le temps de me demander tout ça.
Concernant l’écologie ce qui est certain c’est que l’an prochain on aura des verres réutilisables. Est-ce qu’on peut recycler ? Ce n’est pas encore commun au Maroc en terme de stations de recyclages, de notre côté nous sommes prêts, seulement les structures ne sont pas disponibles. De mon côté je veux faire tout ce qui est possible dans ce sens.
Reda: Quand je veux rester optimiste je me dis que beaucoup de changements sont à venir, forcement les modèles sont remis en questions et l’ont été pendant la pandémie.
Si ça peut être moins superficiel. Faire la fête pour pousser des idéaux communs, changer certaines choses, je pense à la consommation d’énergie, à la gestion des déchets, quels artistes programmer ? Les questions face aux minorité… Si la crise imprègnent les esprits et les actions dans ce sens là je pense que c’est positif.
Quitte à reconstruire autant que ce soit différent.
Concernant les line-up, une place plus grande réservée aux artistes locaux et underground ?
Marjana: Depuis la première année on a toujours booké des artistes marocains et on fait l’effort d’avoir de nouveaux artistes chaque année, et là on fera en sorte qu’ils aient de meilleurs créneaux. Tu ne peux pas avoir Oasis sans l’un ni autre, les 2 catégories sont importantes, internationaux et locaux.
Cette année on allait agrandir l’espace artistique qui met en valeur la scène africaine et la culture africaine. On allait booker des artistes qui viennent de partout, on veut une scène plus éclectique, on va agrandir notre partie artistique.
Reda: Si on a toujours un problème de frontières ce sera du 100% local, ce qu’on essaie de faire depuis plusieurs années au final ce sera un push pour la scène locale. Si notre scène locale est autosuffisante, c’est très positif.
Amine: Bien sûr. J’ai même découvert des artistes, re-découvert d’autres, beaucoup ont bien bossé pendant le confinement. Je pense qu’un autre son va commencer à sortir, plus de groove, plus underground. Les marocains vont émerger au Maroc, c’est le moment.
Kacem: De mon côté mon line up ne change pas, il est maintenu. Les artistes sont payés (John Digweed etc). Sauf les 2 gros secret guests, là on une possibilité de changer, peut être en garder un et prendre un artiste marocain de taille, rien de confirmé pour l’instant.
Allez vous baisser les prix pour faire face à la crise économique ?
Amine: Je pense d’abord aux techniciens et aux personnels, ces gens ont souffert aussi. Bien sûr que nous allons changer légèrement nos offres, les tables seront moindres, on va adapter notre modèle, c’est obligatoire.
Marjana: Tout ce qu’on gagne on le met dans le festival. Si le public a besoin que les prix soient plus bas, c’est envisageable, mais septembre c’est dans longtemps donc je ne peux pas te dire oui ou non. En tous cas on ne pense pas pouvoir baisser le prix sans avoir à changer quelque chose (offre, format etc).
Kacem: Normalement on augmente les prix chaque mois, là on va garder les prix de départ, on augmentera juste 2 semaines avant mais nos tarifs seront ceux de départ, petit prix. Ceux qui ont gardé leur ticket auront un petit extra, ils seront contents. Si jamais il y a un problème on reportera en ‘winter’ mais avec les mêmes artistes, le festival se passera quoi qu’il en soit.
Reda: Un restaurant ou un club qui fonctionne avec son staff et a qui on demande de réduire sa capacité, comment faire ? Augmenter les prix ou mettre des gens à la porte. C’est pour ça qu’il faut inventer des concepts nouveaux.
Le live stream parti pour durer ? Est-ce que le tout digital est souhaitable ? Transformer un événement en 100% digital, est-ce envisageable ?
Reda: Le rôle de la culture c’est être ensemble, partager. Le stream en cas de situation extreme c’est bien, mais pas durable. Notre développement technologique n’est pas au niveau pour consommer de la culture à distance. Si je pouvais sentir les odeurs, faire appel à plus de sens, être en immersion… Oui là le digital pourrait remplacer la fête comme on la connait.
Marjana: Pour moi rien ne remplace le live, rien ne remplace ce qu’il se passe quand tu es toi même en festival. Burning Man propose des places payantes pour participer à une expérience digitale, ça sera un bon exemple pour voir si le public est prêt.
En tous cas de mon côté, je mets mon énergie et mes ressources au service du retour avec public (Edition 2021)
Amine: Pour moi le live stream n’est pas parti pour durer, mais uniquement pour se faire un nom en tant que Dj. Transformer un événement en digital ? Non. Les gens ont besoin de proximité, de sensation purement humaine, tu ne peux pas retransmettre ça en digital. Quel est mon plaisir ? Moi ce qui m’intéresse c’est l’adrénaline sur le terrain.
Kacem: Je pense que le 100% digital n’est pas une option, le public ne sera pas prêt à payer pour assister à un festival à distance. Payer sa place digitale, je n’y crois pas.
Nick: La radio et les live stream m'ont permis de supporter ces derniers mois. J’ai apprécié les trucs comme le Club Quarantane à Berlin, et Shangri La de Glastonbury. Ça a été top de voir les gens devenir créatifs pendant cette période. Mais il y a quelque chose de particulier à être dans un espace avec des gens et de ressentir la musique, pas seulement de l’entendre. Pour moi, l’interaction entre un Dj et la foule ne peuvent pas être reproduit en live stream.
Que penses-tu du gouvernement face à la crise pour le milieu culturel ? Qu’attends-tu gouvernement ? As-tu des propositions ?
Kacem: Le gouvernement a géré la crise de façon exemplaire, mais concernant le milieu culturel on a pas d’information, on est les derniers de la liste. Comparé aux autres pays, on n’a pas encore de feuilles de route.
Amine: Là, on est en train de nous tuer. On doit travailler et pas en capacité réduite, pour moi en capacité réduite c’est comme si on me disait “Reste fermé” Ce que j’attends des autorités ? Faire des tests, et ainsi on pourra travailler sereinement, le public sera rassuré et nous aussi.
La réaction du Maroc face à la crise est exemplaire, mais en parallèle rien n’a été fait pour nous. On prend du retard, comment allons-nous ouvrir ? Et quand ? Ma saison aurait déjà du commencer en terme de préparation, là on perd du temps, ma saison est raccourcie.
Reda: Ce que j’attends ? De communiquer. On navigue à vue. c’est compliqué pour l’État de se projeter. Mais on aimerait des scénarios même si il faut les ré-adapter au fur et à mesure. Des institutionnels veulent aussi relancer leur programme culturel. J’ai des propositions pour des événements en octobre, mais tout le monde est dans le doute, l’envie est là mais la réalité nous échappe, elle est mouvante.
Marjana: On est soutenu par l’Office du Tourisme, je pense que le gouvernement a bien réagi.C’est à eux de nous donner leur restrictions et à nous de nous adapter, je ne pense pas que ce soit notre rôle de dire aux autorités quoi faire.
En clair, les acteurs de la scène électronique sont sur le qui-vive pour vous faire danser au plus vite et dans les meilleures conditions possibles, prêts à respecter les règles, et même disposés à inventer de nouveaux formats.
Une prise de conscience s’invite aussi dans la manière de re-formuler nos soirées, serons-nous poussés à mieux consommer? À être plus éco-responsables ?
Assurément, le chemin de la reprise est incertain mais le beat se fait déjà entendre au loin, le rendez-vous est pris dès que les autorités déclarent la saison ouverte.
Nous avons tous hâte d’entendre le drop tomber. Presque impatients d’entendre le “Allez là". Mais pour l’amour de la culture, laissez-nous danser.
PS: Concernant le Moga Festival, nous vous donnerons plus d’infos très vite, vous ne serez pas déçu ;)